Intervention de M. André Gattolin au nom de la commission des Affaires européennes du Sénat – Mardi 15 janvier – SEUL LE PRONONCÉ FAIT FOI
Monsieur le Président, Monsieur le Ministre, Mes chers Collègues,
Je voudrais dire tout d’abord que j’ai plaisir à saluer le rapport de la Commission des affaires étrangères et je remercie son rapporteur de l’enthousiasme qu’il montre à l’occasion du retour de la Croatie dans le concert des nations européennes.
La Commission des affaires européennes du Sénat partage évidemment ce sentiment. Notre intérêt pour la Croatie est grand et de longue date et nous sommes particulièrement heureux d’accueillir le 28e Etat de l’Union européenne en autorisant la ratification du traité d’adhésion.
Une délégation de notre Commission s’est rendu en novembre 2011 à Zagreb à l’invitation du Parlement et du gouvernement croates.
Nous avons pu alors nous rendre compte de la très forte implication de l’ensemble des forces politiques croates dans la dernière ligne droite conduisant le pays vers son entrée dans l’Union.
Quelques jours après notre retour, la Commission des Affaires européennes du Sénat a d’ailleurs adopté à l’unanimité un projet de résolution européenne présentée par Simon Sutour et Michèle André (présidente du groupe d’amitié France-Croatie au Sénat et que je salue ici pour son très grand engagement en faveur du rapprochement entre nos deux peuples).
Ce texte, demandant une ratification très rapide par notre pays du Traité d’adhésion de la Croatie à l’Union, est devenu une résolution du Sénat le 29 novembre 2011.
Les relations entre la France et la Croatie sont aujourd’hui excellentes et de nombreuses coopérations économiques et institutionnelles ont déjà été mises en place.
Les relations de notre Sénat avec le Sabor, le gouvernement et la présidence croates sont particulièrement intenses depuis deux ans.
Le Président Jean-Pierre Bel a, en octobre dernier, accueilli au Sénat Ivo Josipovic, l’actuel Président de la République de Croatie. Il recevra demain son homologue, Josip Leko, Président du Sabor.
Depuis quelques années, la question de l’élargissement fait souvent débat au sein de l’Union européenne. On a pu dire qu’il s’opérait parfois au détriment de son approfondissement. Ou que certaines adhésions avaient été mal préparées.
S’agissant de la Croatie, force est de constater que toutes les conditions semblent réunies pour faire de cette adhésion une adhésion réussie.
Comme l’indiquent les traités européens, confortés par la Charte des droits fondamentaux, tout État européen qui respecte les valeurs de l’Union et qui s’engage à les promouvoir peut demander à devenir membre de celle-ci.
L’Union européenne est fondée sur les valeurs du respect de la dignité humaine, de la liberté, de la démocratie, de l’égalité de tous les citoyens en droits et en devoirs, du respect de l’État de droit ainsi que du respect des droits de l’Homme.
Or incontestablement, la Croatie est aujourd’hui pleinement un Etat de droit.
1 – C’est le premier point que je veux souligner :
La Croatie jouit d’une grande stabilité démocratique et institutionnelle.
Les institutions que la Croatie a mises en place en retrouvant sa souveraineté le sont et, depuis vingt ans, elles ont prouvé qu’elles résistent efficacement aux alternances politiques. Plus exactement, elles permettent l’alternance politique, la dernière datant du mois de décembre 2011.
La Croatie jouit d’une grande stabilité grâce à une Constitution déjà vieille de vingt ans, qui a su trouver un bon équilibre entre présidentialisme et parlementarisme ; équilibre qui d’ailleurs n’a pas été affecté par une période de cohabitation politique dans un passé assez récent.
2 – Deuxième point important : pour les minorités, les réfugiés et les déplacés, la Croatie a trouvé des solutions à la fois efficaces et respectueuses.
La Croatie a su résoudre le problème de ses minorités. On ne reviendra pas sur la « mosaïque des peuples » propre aux Balkans.
En l’occurrence, la population de la Croatie est plus homogène que celle de la plupart des pays voisins, mais elle n’échappe cependant pas totalement à son destin balkanique et le pays compte sur son territoire des minorités auxquelles elle a accordé des droits importants.
Par une loi constitutionnelle de 2002 sur les droits des minorités nationales, la Croatie a su créer un climat de confiance au sein de ses frontières pour ses minorités serbe, bosniaque, italienne, hongroise, albanaise et slovène. Concernant la minorité serbe qui avait fui après la guerre, la Croatie a ainsi accepté leur retour et leur réintégration dans la nation.
3 – Troisième point essentiel pour la ratification : la Croatie a établi un Etat de droit digne de ce nom.
La Croatie a conclu avec satisfaction l’ensemble des chapitres ouverts à la négociation, mais il n’est pas indifférent que le chapitre le plus délicat, c’est-à-dire le chapitre 23 (celui sur la justice et les droits fondamentaux), n’ait été conclu qu’à la fin du processus.
La Croatie a longtemps souffert d’un système judiciaire vicié, hérité de l’ancien régime yougoslave.
C’était pour l’Union le point sans doute le plus sensible. Les mauvaises expériences roumaine et bulgare en la matière ont conduit les institutions européennes à relever le niveau de leurs exigences.
C’est ainsi qu’il a été instamment demandé aux autorités croates – parfois sans ménagement diplomatique, il faut bien le reconnaître – des efforts très intenses en matière de réforme de la justice aussi bien dans le domaine du recrutement, de la formation que de l’indépendance des juges.
La Croatie a été priée d’intensifier ses efforts et de soutenir activement la réforme judiciaire et la lutte anti-corruption jusqu’à son entrée dans l’Union tout en fournissant des rapports convaincants des progrès accomplis.
Des efforts très importants ont été mis en œuvre, en particulier pour réduire le nombre d’affaires en souffrance et rationaliser le système judiciaire par l’agrandissement des tribunaux et la spécialisation des juges.
La Croatie a créé une école des professions judiciaires et renforcé l’indépendance dans la nomination aux fonctions judiciaires.
Au cours des négociations, la corruption est également apparue comme un problème majeur, et la lutte contre celle-ci une priorité pour le gouvernement croate.
Son action énergique dans ce domaine au cours des dernières années a été saluée par tous les observateurs européens.
Une bonne coopération s’est installée entre la justice croate et les agences internationales.
Chacun convient qu’il faut poursuivre le renforcement des capacités administratives des services de lutte contre la corruption, en particulier celles de l’Office contre la corruption et le crime organisé (USKOK).
Enfin, un effort supplémentaire a été consenti pour corriger les insuffisances de la transparence dans les domaines des dépenses publiques comme dans celui du financement de la vie politique.
4 – La recherche de relations pacifiées avec les voisins de la Croatie.
La recherche de relations pacifiée avec ses voisins a évidemment été, elle aussi, au cœur des actions de la République croate au cours des dernières années.
C’était tout à la fois nécessaire pour que sa candidature à l’entrée dans l’Union européenne soit prise au sérieux…
… et une conséquence des négociations entourant sa candidature, puisque l’Union européenne veut constituer en elle-même le moteur de semblables entreprises de réconciliation.
En l’occurrence, c’est avec la Serbie et la Slovénie que les différends étaient les plus nombreux.
Avec la Serbie, d’abord, puisque les deux pays se sont durement affrontées il y a une vingtaine d’années. Leurs gouvernements ont réalisé de grands pas l’un envers l’autre en reconnaissant et regrettant la violence et les brutalités respectives qui avaient été commises.
Les plus hautes autorités serbes et les plus hautes autorités croates ont respectivement été reçues dans la capitale de chacun des deux pays. Il y a pas si longtemps, cela aurait semblé inimaginable.
Avec la Slovénie, la dispute est plus actuelle. Elle concerne la restitution d’avoirs croates auprès de la Banque de Ljubljana ainsi que le littoral du golf de Piran et donc le territoire maritime de la Slovénie. On ignore encore ce que sera la conclusion des discussions engagées, mais l’on peut déjà considérer que l’accord conclu entre les deux pays pour confier le règlement de la question territoriale à un tribunal international constitue, en soi, un précédent heureux.
Les autorités croates se sont par ailleurs engagés à respecter l’arbitrage international qui sera fait, quel que soit le sens de ses conclusions.
5 – Enfin, de grands efforts ont aussi été accomplis pour rendre l’économie croate compatible avec le marché unique.
La Croatie a réalisé des progrès économiques remarquables au cours des deux décennies écoulées. Avant la crise économique, elle jouissait d’un taux de croissance de 4 à 5 % par an.
En vingt ans, ses revenus ont doublé et le revenu par habitant en Croatie atteint à présent 63 % de la moyenne de l’Union européenne.
La Croatie entrera dans l’Union dotée d’une économie dynamique et concurrentielle et elle aura parachevé sa transition vers une économie de marché, même si le taux de croissance prévu pour 2013 stagne autour de 1,5 %.
On rappellera que la BEI et la BERD ont investi près de 500 millions d’euros par an en 2009 et 2010 et ont décidé d’appuyer fortement la Croatie dans sa phase finale d’accession à l’UE.
Il faut ajouter à cela les appuis du fonds d’adhésion (3,6 milliards d’euros utilisables sur les 2 premières années après l’adhésion) ainsi que l’investissement direct étranger et les capacités de financement locales.
La Croatie a décidé la mise en œuvre de 30 grands projets d’investissement d’une valeur de 13 Mds d’euros, dont une dizaine à lancer tout de suite. Ce programme n’est pas irréaliste, et pourrait s’avérer efficace, pour autant qu’il réamorce l’investissement privé.
En dépit d’un tissu industriel encore limité, le potentiel de rattrapage de la Croatie demeure intact : son potentiel touristique et sa situation géographique font du pays une plate-forme multimodale régionale dotée de ressources humaines qualifiées et de bonnes infrastructures, l’inflation y a été maîtrisée au cours des dernières années.
Le secteur agricole ne représente plus que 5% du PIB du pays.
Le secteur secondaire en représente 22% et l’industrie manufacturière emploie plus de 80 % du total des salariés.
Le secteur des services représente à lui seul 73 % du PIB.
Je le disais à l’instant, le secteur du tourisme, en particulier, est en plein essor.
En effet, la Croatie reçoit presque 10 millions de visiteurs chaque année et cette croissance devrait se confirmer au cours des prochaines années avec le développement d’infrastructures modernes pour l’accueil des touristes étrangers.
Mais l’ensemble de ces chiffres ne reflète pas réellement les efforts fournis par la population croate et des sacrifices endurés par tous les salariés et les entrepreneurs pour mener à bien cette période de rattrapage.
Le référendum concernant l’adhésion du pays à l’Union ayant été programmé en janvier 2012, en plein cœur de la crise de la zone euro et à un moment où le pays connaissait un ralentissement de son activité économique, on pouvait redouter que les électeurs croates se montrent assez sceptiques face à l’Europe lors du vote.
Tel n’a pourtant pas été le cas. Certes, la participation à ce référendum aurait pu être plus élevée. Mais l’adhésion à l’Union a été validée par plus de 67 % des votants.
J’y vois la preuve d’un enthousiasme lucide, la volonté de progresser par l’Europe et de faire progresser l’Europe. Ce dont nous ne pouvons que nous réjouir.
Je suis heureux de pouvoir saluer ici devant vous, chers collègues, ce sursaut héroïque et historique de nos amis croates.
Maintenant que l’Etat de droit est établi en Croatie, le pays va pouvoir tirer partie de ses atouts, fruits d’une longue et riche histoire européenne.
C’est avec joie et beaucoup de confiance que nous nous apprêtons à accueillir dans l’Union la Croatie, très ancienne nation qui ne fera que retourner à ses origines en nous rejoignant.
Le 1er juillet 2013 marquera la dernière étape du long cheminement qui a permis de renouer la chaîne du temps.
Un pays qui dispose d’une remarquable situation géographique, d’une population jeune qui a le don des langues, d’une agriculture diversifiée, d’un excellent réseau de petites et moyennes entreprises, d’un bon système éducatif et d’un potentiel touristique très enviable ne peut que réussir son intégration.
Il y a un peu plus d’un an, j’ai participé à la délégation de la CAE conduite par notre collègue Simon Sutour.
Je m’étais rendu plusieurs fois par le passé en Croatie et j’y ai notamment séjourné plusieurs jours au plus fort de la guerre avec la Serbie, à l’automne 1991, alors que le front n’était qu’à une douzaine de kilomètres de la capitale.
Pour la première fois, j’ai vécu la guerre et ce que pouvait être un bombardement. Pendant mon séjour, j’ai passé davantage de temps dans des abris durant les multiples alertes que dans les rues de Zagreb.
Cette courte expérience m’a beaucoup marqué comme elle a – dans des proportions incomparables – affecté la population croate et laissé des traces très profondes dans la mémoire de toutes celles et ceux qui ont vécu au quotidien ce dramatique conflit.
Le but premier de la construction européenne dans les années qui ont suivi le terrible conflit qui a traversé notre continent durant la première moitié des années 1940 était précisément la pacification durable de nos territoires et la reconstruction irréversible de l’Etat de droit.
Le plus fort symbole de la construction européenne dans l’après-guerre est sans nul doute la réconciliation et l’amitié durable qui s’est instaurée entre la France et l’Allemagne.
Une réconciliation dont nous aurons d’ailleurs l’occasion de célébrer le 50 ème anniversaire la semaine prochaine à l’occasion de la commémoration du traité de l’Elysée.
Alors l’adhésion de la Croatie à l’Europe, c’est aussi pour nous tous une forme de réactualisation du rêve européen tel que les fondateurs l’avaient formulé.
Bien sûr, il reste encore beaucoup de choses à régler dans les Balkans. Je l’ai dit, la Croatie elle-même a encore des différends à aplanir avec certains de ses voisins.
Mais son parcours formidable depuis la fin de la guerre est un encouragement à poursuivre l’aventure, et un pilier sur lequel s’appuyer dans les années à venir, pour approfondir nos relations avec l’ensemble des pays de la région.
Mes chers collègues, lors de mes voyages en Croatie, j’ai eu l’occasion de me lier d’amitié avec le traducteur croate des œuvres d’Albert Camus, aux yeux duquel – je cite Camus – « la paix est le seul combat qui vaille d’être mené. »
En cet instant, je pense à ce vieil homme.
J’imagine qu’il doit être particulièrement d’accord, aujourd’hui, avec le philosophe qu’il a tant lu et tant traduit.
Si la paix est effectivement le seul combat qui vaille d’être mené, c’est une bien bataille que viennent de remporter la Croatie, ses partenaires, et l’Union toute entière.
Je vous remercie.