Ci-dessous le texte de mon intervention, ce 23 octobre, en séance publique lors du débat des conclusions de la mission commune d’information « Nouveau rôle et nouvelle stratégie pour l’Union européenne dans la gouvernance mondiale de l’internet »; rapport intitulé « L’Europe au secours de l’internet (lire le rapport).
En préalable à mon propos, je souhaite tout d’abord saluer ici l’impressionnant travail conduit par cette mission commune d’information et tout particulièrement par son président Gaétan Gorce et sa très impliquée rapporteure Catherine Morin-Desailly.
En matière de réflexion et d’engagement parlementaire sur les nouvelles technologies de l’information, ils sont d’ailleurs, l’un et l’autre, loin d’en être à leur coup d’essai.
Membre de cette mission au titre du groupe écologiste du Sénat, j’ai eu la chance d’assister, sinon à la totalité des très nombreuses auditions conduites de décembre 2013 à juin 2014, tout au moins à un grand nombre d’entre elles.
Cela a été, je dois le dire, un des chantiers les plus passionnants de mes trois premières années que j’ai passé ici dans cette Assemblée.
Et le résultat final est là : Un rapport de près de 400 pages, riche de 62 propositions, sans compter les plus de 400 autres pages d’annexes transcrivant une grand partie des entretiens conduits au cours des 6 mois de travaux !
Je reviendrai très vite sur quelques unes des conclusions de cette mission, en me focalisant principalement – par manque de temps – sur la dimension industrielle d’Internet, même s’il y aurait naturellement énormément à dire aussi sur des questions des libertés numériques et sur celle de la protection des données personnelles.
Je pense que d’autres collègues s’en chargeront.
Mais avant d’évoquer la question de l’indispensable développement d’un « Internet européen », je voudrais d’abord, et de manière plus impressionniste, témoigner de deux des nombreux moments forts qui ont jalonnés nos travaux et qui, je crois, illustrent bien les enjeux soulevés par cette mission.
En premier lieu, je veux évoquer l’audition extrêmement stimulante et particulièrement éclairante du philosophe Michel Serres, une des toutes premières personnalités entendues par la Mission le 14 janvier dernier.
Michel Serres s’attacha alors à replacer le numérique dans l’histoire des échanges humains qui a – et continue de – structurer et de faire évoluer notre civilisation commune :
Communication orale d’abord, puis écrite, puis imprimée avant d’être à nouveau dématérialisée – avec chaque fois, à la clé, une transformation radicale de l’organisation politique et sociale, rendue possible par les rapports nouveaux entretenus par les individus avec l’information et le savoir.
La question posée par Internet et par sa gouvernance dépasse de loin son apparence de nature technique et technologique !
Elle englobe tous les champs et tous les acteurs de notre société, d’une société désormais très largement globalisée, planétarisée.
Nous sommes aujourd’hui au coeur d’un cycle de transformation, venu par la connaissance et qui bouleverse l’ensemble de nos connaissances.
Le second moment fort de cette mission que je voudrais ici mettre en relief se rapporte au déplacement que nous avons conduit à Berlin les 12 et 13 mars dernier.
Je n’évoquerai ici qu’un seul de ces échanges et en particulier notre rencontre avec Hans-Christian Ströbele, député écologiste allemand, avocat et membre éminent de l’Organe parlementaire en charge du contrôle des services de renseignement allemand.
C’est une des rares personnes ayant pu à ce jour rencontrer physiquement et longuement Edward Snowden depuis ses fameuses révélations sur les agissements de la NSA.
Nous étions alors peu de temps après les révélations concernant les interceptions électroniques dont Angela Merkel avait été la cible, et les déclarations que le scandale avait inspiré à la Chancelière allemande.
En entrant dans la salle de réunion du Bundestag où Ströbele nous accueillait, nous lui avons – sans doute un peu naïvement – demandé si nous devions éteindre nos portables pour garantir la confidentialité des échanges qui allaient suivre.
Réponse négative de l’intéressé, je le cite :
« Ceci ne servirait à rien. Les services de renseignements américains sont vraisemblablement informés de cette rencontre et n’ont nul besoin de passer par le réseau pour capter nos échanges. L’Ambassade des Etats-Unis est située à moins de 500 mètres du Bundestag et du bureau de la Chancelière.
Leurs équipements de surveillance sont braqués sur ces deux bâtiments.
Comment croyez-vous sinon qu’ils auraient pu capter la quasi-totalité des conversations de la Chancelière au cours des derniers mois ? » commentaire pour le moins édifiant et inquiétant.
J’en arrive au vif de mon propos.
Dire que la gouvernance actuelle de l’Internet n’est pas satisfaisante est une évidence indiscutable.
Sous prétexte d’une soi-disante auto-gouvernance, prétendument dégagée des influences étatiques, c’est bien une prédominance états-unienne sur la quasi totalité du secteur que nous pouvons constater.
Si le réseau mondial, dans les premiers temps, a effectivement fait émerger un mode de co-élaboration et de neutralité alimentée par la richesse, la diversité et la vigilance de ses usagers, force est aujourd’hui de constater que les Etats-Unis, en tant qu’Etat et aussi à travers la puissance de leurs industries du numérique ont su s’assurer une part excessive du contrôle direct et indirect du réseau.
Un seul exemple de l’ICANN, dont le processus de décision est assez discutable et dont le board est largement dominé par les grandes entreprises américaines du numérique, permet de le souligner !
Depuis peu, d’ailleurs face à la contestation croissante de cette prédominance américaine dans les instances de gestion et de régulation du Net et devant les risques croissants d’une balkanisation de l’Internet, les Etats-Unis commencent enfin à mettre un tout petit peu d’eau dans leur vin.
Mais il ne s’agit là pour l’heure que d’une goutte dans un océan.
Disons-le clairement, il ne s’agit pas ici pour moi de vouer aux gémonies notre partenaire et allié américain, même si de très sérieuses critiques peuvent lui être faites.
Français, Européens et plus généralement l’ensemble des utilisateurs du Net n’ont aucun intérêt à sa balkanisation.
Personne parmi nous, je crois, n’a envie de vivre dans un Internet à la chinoise.
Il s’agit de faire entendre et comprendre que l’Europe n’est pas, ne doit plus être, une colonie d’un monde numérique dont les instruments de contrôle et de régulation, ainsi que les richesses, seraient accaparés avec plus ou moins de finesse par une ou plusieurs puissances anciennes ou émergentes de ce monde.
C’est peu de dire qu’en la matière, nos institutions européennes et tout particulièrement la Commission auront, au cours des vingt dernières années, été d’une passivité coupable !
Et même si celle-ci semble commencer à se réveiller, nous restons encore loin du compte si nous voulons faire de l’Europe l’acteur qu’elle devrait être au sein d’1 gouvernance renouvelée d’Internet.
D’où l’intérêt notamment des propositions 27 et 28 formulées par la Mission, qui rebondissent sur les déclarations d’Angela Merkel en faveur d’un Internet européen.
L’une veut faire émerger, à l’initiative de la France et de l’Allemagne, une véritable politique européenne de l’industrie numérique ;
L’autre proposition veut articuler et faire évoluer les règles européennes de la concurrence – aujourd’hui approchées de manière terriblement dogmatique – afin de favoriser la naissance de grands acteurs européens dans les principaux secteurs concernés par le développement d’Internet.
Je dirais en conclusion, l’Europe et ses citoyens ne pourront pleinement tirer parti de la révolution numérique que nous vivons, ni faire vivre le meilleur de ses valeurs dans la régulation d’internet, sans se doter de semblables objectifs et des moyens concrets permettant de les atteindre.
Je vous remercie.