Issue du compte-rendu des débats du Sénat, mon intervention dans le cadre de la mission Economie de la seconde partie du projet de loi de finances pour 2016.
M. André Gattolin. Madame la présidente, monsieur le ministre, mes chers collègues, comme le temps nous est compté, je focaliserai mes propos sur deux points, en commençant par le plan France très haut débit.
Ces derniers mois, la Commission européenne a commandé plusieurs études afin d’évaluer la situation des haut et très haut débits sur le vieux continent. Il ressort de ces travaux que la France compte parmi les États les moins avancés en la matière. Seuls un peu plus de 40 % des foyers de notre pays sont couverts par le très haut débit fixe, ce qui, au passage, ne signifie pas que ces foyers aient choisi effectivement de se raccorder, tant s’en faut. Dans de nombreux départements encore, les deux tiers ou plus de la population ne sont pas encore couverts en haut débit !
Force est de le constater, la fracture numérique demeure bel et bien une réalité. En effet, si la révolution numérique traverse aujourd’hui tous les pans de notre société, de notre économie et de notre organisation administrative, elle demeure largement soumise à une logique du marché privilégiant les segments les plus immédiatement profitables. Il est donc essentiel d’ériger cet accès au numérique en service public : il convient de le démocratiser et de réduire cette fracture qui perdure.
Dès lors, les réseaux de télécommunications doivent être conçus comme une infrastructure publique et mutualisée, sur la base de laquelle les opérateurs organiseront les services. À cet égard, je salue l’effort déployé par les collectivités territoriales pour rendre possible cet accès au numérique, mais j’émets quelques réserves au sujet du plan France très haut débit.
Ma première réserve porte sur son coût global : 20 milliards d’euros sur dix années. Cette somme est colossale ! Au reste, il y a quelques jours, le secrétaire d’État chargé du budget a évoqué, ici même, un total de 22 milliards, voire de 23 milliards d’euros.
Je rappelle que 13 milliards à 14 milliards d’euros seront issus d’investissements publics, tandis que les investissements privés ne couvriront que 6 milliards à 7 milliards d’euros. Les collectivités territoriales sont donc appelées à jouer un rôle fort en faveur du plan France très haut débit. Pour cette répartition, il faudrait veiller à ne pas tomber dans une logique où les bénéfices privés seraient trop largement assis sur des investissements publics et où les opérateurs désinvestiraient.
Ma deuxième réserve est étroitement liée à la première. Actuellement, notre stratégie nationale est axée sur le déploiement du très haut débit et de la fibre optique jusqu’au domicile des clients. Mais quand j’observe notre retard, ne serait-ce qu’au niveau du haut débit, je me demande si nous ne nous sommes pas trompés de priorité numérique, si notre ambition n’est pas économiquement surdimensionnée.
M. Philippe Leroy, rapporteur pour avis de la commission des affaires économiques. Mais non !
M. André Gattolin. Je rappelle que, à la fin de 2014, seuls 19 % des habitants d’Europe bénéficiaient de la fibre optique. À ce niveau, à l’opposé du haut débit, notre retard n’est donc pas si alarmant.
À mon sens, on ne peut pas penser indépendamment les équipements en haut débit et en très haut débit. Certes, il ne s’agit pas nécessairement d’attendre que chaque hameau dispose du haut débit pour déployer la fibre optique. Pour autant, il faut veiller à ne pas abandonner les territoires ruraux.
J’en viens à ma troisième réserve.
Prenons garde à ne pas faire des géants d’internet, les fameux GAFA – Google, Apple, Facebook et Amazon –, les principaux, voire les seuls bénéficiaires de la manne qui découlera du développement du réseau. En l’état actuel de l’économie du numérique, ces entreprises sont les premières à tirer un véritable profit de ce déploiement du très haut débit, et ce grâce à leur habileté à s’approprier la valeur des contenus diffusés, à collecter et à commercialiser les données. Le rapport de Nicolas Colin et Pierre Collin sur la fiscalité de l’économie numérique, remis au Gouvernement en 2013, nous alerte très justement sur ce point. Pour couronner le tout, les GAFA ne payent quasiment pas d’impôts, en France comme en Europe.
Monsieur le ministre, il est urgent de « mettre le turbo » – passez-moi l’expression – en matière de refonte de la fiscalité du numérique dans les négociations qui se tiennent au niveau de l’OCDE à ce sujet. La France, à l’image du Royaume-Uni, se doit d’être plus volontariste.
M. Yvon Collin. Tout à fait !
M. André Gattolin. C’est d’ailleurs le sens de l’excellent amendement n° I-347 rectifié, présenté au nom du groupe socialiste et républicain, que nous avons adopté lundi dernier dans cet hémicycle à la quasi-unanimité.
Un dernier point mérite notre attention.
Alors que la Commission européenne doit préalablement valider la légalité de ces subventions publiques, le projet de « montée en débit » d’Orange semble poser problème.
Initialement prévue pour décembre, la décision de l’Union européenne sur l’ensemble du plan France très haut débit ne sera finalement pas prise avant la fin de janvier ou le début de février 2016. Les collectivités territoriales vont donc devoir geler pour deux mois supplémentaires le déploiement de réseaux d’initiative publique, alors que les travaux sont déjà largement engagés.
J’ai cru comprendre que la direction générale de la concurrence de la Commission européenne jugeait la « montée en débit » d’Orange trop avantageuse pour cet opérateur. À ce propos, le Gouvernement se veut rassurant. Toutefois, pouvez-vous nous renseigner sur l’état actuel de ces points d’achoppement ? Devrons-nous réaliser un nouveau cahier des charges afin de déminer le terrain ?
Pour conclure, je dirai quelques mots de l’INSEE.
En 2016, cet institut, actuellement engagé dans un vaste chantier de modernisation, subira une baisse de crédits de 2,6 % par rapport à 2015. Il semble a priori facile de faire des économies sur un tel organisme. Pourtant, les études menées par l’INSEE nous sont extrêmement précieuses pour comprendre notre société, devenue si complexe et si rapidement mouvante. À trop désinvestir dans les outils analytiques et statistiques de l’État, nous risquons, j’en ai peur, d’aggraver notre cécité actuelle quant aux grands enjeux stratégiques que nous réserve l’avenir. Il faudrait donc, si possible, remédier à cette situation et ne pas trop tailler dans les crédits de notre outil statistique national. (Applaudissements sur plusieurs travées du groupe socialiste et républicain. – M. Michel Canevet applaudit également.)
M. Richard Yung. Très bien !