Europe : « Les risques de dislocation atteignent un niveau jamais vécu »

Drapeaueurope

André Gattolin intervenait en séance publique ce 15 mars dans le débat préalable au conseil européen (seul le prononcé fait foi) :

Monsieur le président, Monsieur le ministre, Mes chers collègues,

Lors du conseil européen à venir, les discussions tourneront  principalement autour de la crise migratoire. Comme nous le savons tous, la complexité de ce dossier  découle de son caractère multidimensionnel. En réalité, il n’y a pas une crise migratoire, mais des crises  migratoires, avec des réfugiés et des migrants provenant de  différents pays et avec des motivations parfois très variées.

Ensuite, ces crises sont nourries par des instabilités  géopolitiques profondes aux portes de l’Europe.  Certains Etats n’hésitent d’ailleurs pas à instrumentaliser  cette détresse, en l’utilisant comme une arme sournoise, et  pour le moins non conventionnelle, dans le but de  contraindre l’Union européenne. N’est-ce pas en effet le cas, quand la Turquie se sert de sa  place géostratégique pour exiger en échange de sa  coopération, un déblocage du dossier de libéralisation des  visas et une reprise des négociations sur son adhésion à  l’Union ?

N’est-ce pas non plus le cas quand Moscou bombarde Alep  en soutien au régime syrien, poussant des dizaines de milliers  de civils à fuir, saturant un peu plus les camps de  réfugiés en Turquie et les flux de migrants vers l’UE ?

La Russie ne défie-t-elle pas l’Europe, lorsqu’elle laisse  certains réfugiés traverser son territoire, afin qu’ils puissent  atteindre l’espace Schengen via la Norvège et la Finlande ?

On a ainsi vu ces derniers mois s’ouvrir soudainement une  route arctique de l’exil, perçue par la Norvège comme une  punition de la part de Moscou, en réplique de son soutien aux  sanctions internationales à la suite du conflit en Ukraine. Plus encore que les pays de l’Union, chacun de nos  partenaires extra-européens joue donc aujourd’hui dans  cette grave crise, sa propre partition avec des objectifs  souvent très divergents.

Comment en effet interpréter la très récente annonce  faite par Vladimir Poutine d’un retrait partiel de ses troupes  du conflit syrien ?  S’agit-il d’une annonce en trompe l’oeil à la veille de la  réouverture des négociations de Genève sur la Syrie ? En matière militaire comme en matière diplomatique, dispose- t-on aujourd’hui d’une base minimum d’objectifs partagés  entre tous les acteurs impliqués dans ce que nous osons  appeler « la guerre contre Daech » ?

Personnellement, nous en doutons.  Mais peut-être le ministre peut-il nous éclairer sur ce point.

Vu d’Europe, ce drame est l’une des plus graves crises  humanitaires que la région ait jamais connu.  Il est symptomatique d’une profonde crise de la solidarité  européenne, non seulement à l’endroit des réfugiés, mais aussi  entre les pays de l’Union.

Ces derniers mois, nous avons failli, quand nous avons  abandonné notre alliée l’Allemagne, à un moment où la  chancelière Angela Merkel avait le plus besoin de soutien pour  promouvoir la cohésion européenne.

Ainsi, la poussée de l’extrême-droite anti-réfugiés de ce  week-end a été la conséquence directe de notre incapacité à  avoir une approche commune.

Après la crise du Grexit, et en dépit des concessions, la  Grèce reste encore très décriée, injustement, compte tenu  de sa situation économique et politique, et compte tenu de la  charge immense qu’il lui incombe.    En un an seulement, entre janvier 2015 et 2016, les  arrivées de réfugiés sur le territoire grec ont augmenté de  600% !

Monsieur le ministre, pourriez-vous s’il vous plaît nous dire  comment la France compte contribuer au plan d’aide  humanitaire d’urgence qui a été récemment dévoilé par la  Commission européenne pour soutenir la Grèce ?  Cette aide est bienvenue, et elle est aussi attendue.  Seulement, sans volonté politique et sans un budget  européen digne de ce nom, toute tentative de stratégie  européenne sera sans doute vaine.

Nous l’observons déjà, puisque, pour faire face en termes de  moyens à ces défis, nous bricolons aujourd’hui des  marges d’action ad hoc, avec des transferts de budget et de  la fongibilité au sein d’un cadre financier européen déjà  très contraint avant tous ces événements.

Dans ce contexte, le ministre allemand des Finances,  Wolfgang SCHÄUBLE, avait proposé il y a quelques moins  une taxe européenne sur l’essence.  Monsieur le ministre, la France étudie-t-elle cette  hypothèse ?  N’y a-t-il pas là une occasion rêvée pour enfin réformer notre  système archaïque de ressources propres ? Les tensions et divisions intra-européennes sont toujours  aussi vives, et le coup de force d’Angela Merkel lors du  sommet européen avec la Turquie le 7 mars dernier, en  est le plus récent avatar.

Cette rencontre a en effet été marquée par l’ouverture d’un  nouveau chapitre dans notre gestion approximative de  l’actuelle crise migratoire.  Non seulement les Etats membres ont acté la fermeture de la  route des Balkans, qui de facto avait déjà été mise en  œuvre par les pays concernés, mais une autre proposition  dangereuse a aussi été mise sur la table.

On nous suggère en effet d’établir un « pont du  Bosphore » d’un tout nouveau genre, aux frais de l’Europe,  entre la Turquie et la Grèce.  Le principe serait le suivant : en échange d’un Syrien « en  situation irrégulière » réadmis en Turquie à partir des îles  grecques, on accepterait de réinstaller un Syrien de la  Turquie vers les Etats membres.  Une logique du un contre un en quelque sorte… Ce tour de passe-passe avec des vies humaines est à notre  sens inacceptable, d’autant plus qu’il se fera avec un pays qui  surtout ces derniers temps brille surtout par sa dérive  autoritaire.

Ce n’est pas le pont de solidarité que l’on aurait espéré, et  ce serait ici un échec moral, car ce sont bien nos valeurs  fondatrices que la pouvoir d’Ankara bafoue en toute  impunité. Et pour de nombreuses raisons, cet échec risquerait aussi  d’être juridique, car cette proposition pourrait constituer une  violation du droit européen et un précédent  préjudiciable contre le système de protection internationale. Le Haut-commissaire des Nations unies aux droits de  l’Homme a déjà exprimé sa profonde inquiétude au sujet  de l’atteinte au principe de non-refoulement vers le pays  d’origine. Tout comme la Convention de Genève sur le statut des  réfugiés de 1951, la Charte des droits fondamentaux de  l’Union interdit les « expulsions collectives », sans  traitement individuel de la demande d’asile.

Monsieur le ministre, quel serait d’ailleurs l’impact de cette  nouvelle mesure sur le processus de relocalisation ?

Car je crois que sur ce point, le Conseil Justice et Affaires  intérieures de la semaine dernière a admis que le doute  demeurait sur la compatibilité. Dernière chose, et non des moindres, la Turquie ne remplit  pas les critères juridiques fixés par l’Union pour être  qualifiée de « pays sûr ».  En effet, elle n’applique que partiellement la Convention de  Genève ; son système d’asile présente de nombreux  dysfonctionnements et il existe des cas répétés de tortures, de  détentions illégales sanctionnés par la Cour européenne des  Droits de l’Homme, et de renvois forcés de réfugiés vers la  Syrie et l’Irak.

Jeudi, il s’agirait donc de fermer les yeux sur ces questions  épineuses, et de passer outre.   Le Président de la République a pourtant affirmé qu’ « aucune  concession » ne sera faite à la Turquie au sujet des droits  de l’Homme.

Monsieur le Ministre, cela signifie-t-il que nous nous  positionnerons contre ce statut de « pays sûr », et de facto  contre ce nouvel accord avec la Turquie ?

Avec la superposition des défis, les risques de dislocation de  l’Union atteignent désormais un niveau jamais vécu, depuis  la signature du traité de Rome en 1957.

Aujourd’hui, le projet européen est illisible.Il appartient donc au Conseil européen de diffuser un  message clair, articulé sur une vision cohérente, fidèle à  nos valeurs, et à la hauteur des défis qui ébranlent fortement  l’Union européenne !

Et nous espérons, Monsieur le ministre, que la France saura y  jouer un rôle moteur en ce domaine.

Je vous remercie. »