À la demande du groupe CRC, un débat s’est tenu ce 9 juin au Sénat sur l’Accord Économique et Commercial Global (CETA). André Gattolin intervenait pour le groupe écologiste :
« Monsieur le président, Monsieur le ministre, Mes chers collègues,
Je tiens tout d’abord à saluer l’initiative du groupe CRC, quant à la tenue de ce débat, qui tombe à point nommé, sur l’accord économique et commercial entre l’Union européenne et le Canada, communément appelé « CETA ».
Alors qu’une première mouture a été signée en 2014, et qu’une nouvelle version a été présentée en février dernier pour tenir compte des critiques autour du chapitre sur les investissements, plusieurs questions restent sans réponses, et de nombreuses inquiétudes demeurent.
Pour n’en soulever que quelques-unes, il y a d’abord la crainte des collectivités locales au sujet de la libéralisation des services publics.
Pour la première fois dans un accord de libre-échange, on instaure une « liste négative » pour les services.
Ainsi, tous les services qui n’auraient pas été préalablement exclus pendant les négociations, y compris les nouveaux à venir, peuvent faire l’objet de libéralisation.
Comment justifier un tel changement, alors que jusqu’à présent, la méthode utilisée, plus protectrice, de la « liste positive » impliquait que tous les services publics non mentionnés dans le traité sont exclus d’office de toute libéralisation ?
Même le TAFTA ne semble pour l’instant pas retenir une telle approche extrême.
Un autre point, et non des moindres, concerne le règlement des différends sur les investissements sur lequel notre Haute Assemblée a adopté une résolution européenne.
Le nouveau système de cour d’investissement proposé semble encore loin d’être satisfaisant, et reste empli d’incertitudes juridiques.
Ainsi, la plus grande association allemande des juges et procureurs publics et l’association européenne des magistrats s’y sont fermement opposés.
Garanties insuffisantes sur l’indépendance financière des juges, ambiguïté sur les critères de sélection, absence de contrôle parlementaire ou de magistrature de supervision indépendante, flou autour du système d’appel… soit autant d’éléments qui remettent en cause cette nouvelle mouture.
Sans s’opposer à l’accord commercial sur le principe, c’est aussi contre ce point que le Parlement luxembourgeois s’est insurgé mardi dernier, dans une motion adoptée à la quasi-unanimité, et qui demande à son gouvernement de ne pas adopter en l’état le CETA.
Monsieur le ministre, pourquoi ne pas faire confiance aux systèmes juridictionnels des Etats membres, qui garantissent l’égal accès à la justice à tous les plaignants y compris les investisseurs ?
Sommes-nous de plus certains que ce système de cour d’investissement est compatible avec nos traités européens ? Dans un avis récent, la Cour de justice de l’Union a refusé la possibilité d’un contrôle externe par une autre juridiction, qui imposerait aux institutions européennes une interprétation du droit de l’Union.
Ne court-on pas le même risque ici avec cette cour d’investissement ?
J’en viens enfin à la question la plus essentielle aujourd’hui : la nature juridique du CETA et les conditions de ratification qui en découlent.
En commission comme en hémicycle, on nous a assurés que l’accord était mixte, du fait de dispositions relevant de la compétence exclusive de l’Union, et d’autres, de compétences partagées avec les Etats membres.
Mais aujourd’hui, nous sommes bien loin d’être rassurés.
En effet, le bruit court que Jean-Claude Juncker, en amont de la prochaine réunion des commissaires le 5 juillet, tente d’imposer une qualification « non-mixte » au CETA.
Cela conduirait à exclure les parlements nationaux du processus de ratification, ce qui constituerait, surtout dans cette période de défiance vis-à-vis de l’Union, une atteinte à nos valeurs démocratiques.
Nous demandons donc au gouvernement de s’opposer fermement à toute démarche en ce sens.
Toutefois, même en cas de mixité avérée, une vraie inquiétude subsiste : le traité pourrait être appliqué provisoirement, dès l’approbation par le parlement européen, avant même le feu vert des parlements nationaux.
Placer ainsi les parlements nationaux sous pression politique serait un véritable message de déni envoyé aux parlementaires et aux citoyens européens.
Nos homologues néerlandais se sont déjà prononcés contre cet aspect procédural.
Monsieur le ministre, pouvez-vous nous assurer que la France s’y opposera également, si la Commission en faisait la proposition ?
Cette question est d’autant plus cruciale qu’actuellement, une clause permet aux investisseurs de faire appel au mécanisme de règlement pendant la période d’application provisoire du CETA.
Nous comprenons qu’il puisse y avoir des incertitudes juridiques, car depuis l’extension des compétences de l’Union par le traité de Lisbonne, aucun traité n’a encore été déclaré de mixte.
Mais alors dans ce cas-là, pourquoi la Commission n’attend-elle pas la décision de la Cour de justice de l’Union, saisie pour avis sur un accord quasiment semblable, conclu avec Singapour ?
Au lieu de cela, la Commission semble vouloir accélérer la cadence, pressée par la peur que la mixité soit la porte ouverte à l’opposition des parlements nationaux et régionaux amenés à se prononcer, comme en Belgique, au Luxembourg ou aux Pays-Bas, où des mises en garde ont été récemment envoyées.
En effet, la Commission négocie actuellement sur ce même modèle d’accord avec une vingtaine de pays, tels le Japon et le Brésil.
L’enjeu de cet accord CETA dépasse donc largement la question du Canada.
Si nous laissons la Commission imposer, dans une approche opaque et centralisatrice, un traité déséquilibré et insuffisamment protecteur, cela marquera toute la stratégie commerciale de l’Union pour les années à venir.
Je vous remercie. »