André Gattolin intervenait ce 28 juin 2016 dans le débat sur le Brexit, qui se tenait au Sénat à la demande du gouvernement (seul le prononcé fait foi) :
Monsieur le Président, Monsieur le Ministre, Mes chers collègues,
Jeudi dernier, après une campagne souvent mensongère et instrumentalisée à des fins de politique interne, 52% des Britanniques ont pris la lourde décision de quitter l’Union européenne.
C’est un choix démocratique que nous respectons, et qui doit aujourd’hui être mis en oeuvre à travers une activation sans délai de l’article 50 du TUE.
Car après ce coup sans précédent porté à une Union européenne déjà bien mal en point, il ne faudrait pas que de longues et tortueuses négociations sur les modalités de cette sortie viennent accaparer nos diplomaties respectives et paralyser les institutions européennes pendant au moins deux ans, à un moment où il est désormais urgent – et je dirais même vital – d’engager un véritable débat de fond sur l’indispensable renouveau du projet européen.
L’heure est donc grave, pas seulement pour les Britanniques, mais pour l’ensemble de l’Union et de ses citoyens.
Cependant, et s’il y a au moins un aspect salutaire dans cette affaire, c’est que tous nos responsables politiques nationaux parlent enfin d’Europe et que, à moins d’un an de la présidentielle, cette question figure désormais en haut de leur agenda politique.
Face à cette crise inédite, il est plus que jamais urgent de nous interroger sur notre responsabilité collective en tant qu’Etats membres dans cette lente mais constante dérive de l’idée européenne.
Nous avons effectivement dessiné les prémisses d’un possible rejet citoyen du projet européen, lorsque nous nous sommes orientés tête baissée vers un grand marché unique et vers une austérité accrue qui a surtout accentué les inégalités sociales en Europe.
Nous les avons aussi dessinés, lorsque nous n’avons pas eu le courage de doter l’Union d’un budget suffisamment ambitieux.
Alors que nous demandons chaque jour à l’Europe de prendre à sa charge de nouvelles missions, ses ressources sont limitées à 1 % du PIB de l’Union et désormais presque exclusivement alimentées par des contributions nationales qui font l’objet d’un marchandage toujours plus âpre quant aux retours attendus par chaque Etat membre.
De surcroît l’abaissement continu des droits de douanes à l’entrée de l’Union au cours des 20 dernières années a drastiquement diminué ses ressources propres.
Comment construire une Europe solidaire, qui protège et qui investit avec aussi peu de moyens pour agir ?
Car en général, c’est lorsqu’une crise surgit et que nous ne parvenons pas à la résoudre à l’échelle nationale, que nous nous tournons en urgence vers l’Europe.
Mais comme dans le cas récent de la crise des réfugiés, à défaut de prévention et de solidarité, la réponse est chaotique et désordonnée.
Or le sens fondamental du projet européen, c’est précisément de se projeter, d’anticiper ensemble les défis à affronter.
Si cette responsabilité collective de l’Europe est indéniable, elle ne doit pas faire oublier la responsabilité aussi de notre pays, membre fondateur de l’Union, et seconde puissance européenne.
A ce titre, quelle proposition politique forte avons-nous porté auprès de nos collègues européens au cours des dix dernières années ?
Et plus prosaïquement, Monsieur le ministre, que reste-t-il désormais de notre influence réelle au sein des institutions européennes ?
Nous avons laissé se déliter la relation franco-allemande, qui a longtemps constitué le moteur de l’Union.
La réalité aujourd’hui, à un moment où nous devrions agir de concert pour un véritable sursaut de l’Europe, c’est que nous avons bien du mal à nous entendre et à nous comprendre.
Un peu à l’instar des Britanniques, nous nous drapons volontiers dans la grandeur de notre passé national sans reconnaître aujourd’hui notre profonde dépendance aux autres.
« France, 5ème puissance mondiale », c’est par cette ritournelle illusoire que presque tous les prétendants à l’élection présidentielle aiguisent l’imaginaire politique des électeurs, sans oser dire, que nous ne devons notre maintien à ce rang fragile dans la hiérarchie mondiale, que grâce à notre appartenance à l’Union et à ce qu’elle nous a apporté au cours des décennies écoulées.
Ritournelle illusoire, aussi, parce que la réalité qui s’annonce, et que nous cachons pudiquement à nos concitoyens, c’est qu’à l’horizon de 2050 au plus tard, plus aucun pays européen – pas même l’Allemagne – ne figurera parmi les 20 premières puissances de la planète.
A l’heure de la montée en puissance de pays qui n’ont plus d’émergents que le nom, comment pouvons-nous penser l’avenir de notre pays sans penser l’échelle européenne ; la seule susceptible d’imposer une véritable régulation dans un processus de mondialisation effrénée ?
Les fondements actuels de la crise de l’Union ne sont pas le seul fait du Brexit qui n’en est aujourd’hui que le révélateur.
Ils remontent en réalité à une vingtaine d’années, lorsqu’à défaut de nous doter d’une vision politique commune, appuyée sur une véritable gouvernance démocratique, nous avons choisi de nous limiter à la construction d’un grand marché unique, que nous avons largement délégué à une commission européenne empreinte en la matière d’un dogmatisme néo-libéral.
Elle s’est en effet érigée en négociatrice exclusive d’une multitude de traités commerciaux bilatéraux, et à défaut de favoriser l’émergence d’une vigoureuse politique industrielle européenne, elle préfère plutôt développer une politique insensée de la concurrence, y compris dans les secteurs les plus stratégiques pour nos économies.
Avec les règles qui ont cours aujourd’hui, la création d’Airbus, heureusement bien antérieure, n’aurait sans doute jamais pu voir le jour.
Ce sont ces règles qui aujourd’hui entravent l’émergence d’une véritable industrie européenne du numérique et d’un grand plan d’investissement en faveur de la nécessaire transition énergétique de nos économies.
Car dans ces deux domaines, et dans bien d’autres, nos concurrents nord-américains et asiatiques sont loin d’avoir la même retenue, en recourant parfois de manière massive à l’aide publique pour stimuler leur économie.
Conscients de cette politique devenue hors-sol, le vice-chancelier allemand, Sigmar Gabriel, et le président du Parlement européen, Martin Schulz, ont proposé vendredi dernier de transformer la Commission européenne en un véritable « gouvernement » et de la placer sous le contrôle démocratique de deux chambres, à savoir le parlement européen et une assemblée représentant les Etats membres.
Monsieur le Ministre, comment le gouvernement français accueille-t-il cette proposition ?
Par ailleurs, et compte tenu des griefs croissants des citoyens européens à l’encontre des accords commerciaux bilatéraux, dont les négociations restent conduites avec une très grande opacité par la commission, ne pensez-vous pas urgent de réclamer un moratoire immédiat, le temps au moins d’en repenser les finalités et les modalités ?
Au-delà de ces questions de nature économique, la relance et la cohérence du projet européen doit parallèlement passer par d’autres initiatives, visant à rendre l’Union plus solidaire et plus proche des préoccupations des citoyens.
Il faut bien évidemment avancer à marche rapide vers une harmonisation des règles fiscales et sociales au sein de l’Union, afin que certains Etats membres cessent de capter indûment une partie de la richesse produite sur le territoire de l’Union.
Car il est pour le moins paradoxal de constater aujourd’hui qu’une partie des pays jugés parmi les plus vertueux en matière de respect des critères de convergence budgétaire s’adonnent à des pratiques fiscales qui n’ont rien de respectables au regard de l’intérêt général européen.
D’aucuns proposent également un renforcement significatif de la politique de sécurité et de défense commune pour faire face aux crises externes et internes que nous affrontons.
Pourquoi pas.
Mais cette question appelle de nombreux débats, notamment celui de ne pas sombrer dans une politique répressive, sans respect pour nos principes d’accueil, et surtout sans la mise en œuvre, en amont, d’une véritable politique d’aide au développement et de prévention des conflits dans les zones à risque.
Mais le problème majeur de toutes ces propositions, et de bien d’autres qui fleurissent depuis quelques jours, c’est qu’elles supposent, pour pouvoir entrer en action, de passer outre la fameuse règle de l’unanimité des Etats membres qui, aujourd’hui à 27 comme hier à 28, constitue un véritable verrou.
La grande difficulté de l’Union européenne, c’est que l’essentiel de ses institutions et de ses modes de fonctionnement a été conçu à une époque de prospérité pour 6 ou 10, où la mondialisation et la conjonction des crises n’avaient pas la même intensité qu’aujourd’hui.
Le saut en avant de l’Europe est inévitable si nous ne voulons pas périr dans le processus de décomposition qui s’est amorcé.
Mais ce saut ne pourra s’opérer qu’avec l’agrément de nos concitoyens, quitte à devoir entériner au passage le principe d’une Europe à plusieurs vitesses.
Mais cela n’aurait aucun sens aujourd’hui de soumettre la question européenne à référendum, sans qu’un tel projet renouvelé n’ait été sérieusement discuté et élaboré.
L’idée de lancer un processus constituant, tel que proposé par les écologistes, me paraît être le bon.
Nous espérons, Monsieur le ministre, que le Gouvernement de la France saura en la matière prendre toutes ses responsabilités.
Je vous remercie.