Ce 27 octobre, André Gattolin présentait les conclusions de son rapport devant la commission de la culture, de l’éducation et de la communication du Sénat.
Retrouvez ci-dessous le prononcé de son intervention (disponible également en vidéo) :
M. André Gattolin, rapporteur. – C’est un grand plaisir pour moi de revenir devant cette commission, un peu plus d’un an après l’avoir quittée. Le thème de la mission d’information que je vais avoir l’honneur de vous présenter prouve d’ailleurs l’attachement fort que je peux éprouver pour ses thématiques. L’avantage des missions d’information est précisément de croiser les sujets de compétence de nos instances, dans le cas d’espèce, de votre commission et de celle des affaires étrangères. Au passage, j’ai largement puisé dans les travaux que vous avez menés ces derniers temps, je pense en particulier aux rapports budgétaires de Laure Darcos et Stéphane Piednoir, ainsi qu’au rapport sur la loi de programmation de la recherche (LPR) de Laure Darcos, qui se sont avérés très utiles pour bien appréhender la complexité du monde universitaire.
J’avoue avoir été à l’origine de la mission, tant le sujet me paraissait s’insérer dans les problématiques actuelles : à la fois la fragilisation de notre écosystème de recherche et d’enseignement, mais également la montée des rivalités géopolitiques sur lesquelles je travaille plus spécifiquement dans ma nouvelle commission.
Sous la présidence d’Etienne Blanc, qui n’a pas pu être présent aujourd’hui, et avec le concours précieux des Sénateurs, dont certains membres éminents de la commission comme Pierre Ouzoulias et Stéphane Piednoir, la mission a entendu une cinquantaine de personnalités, en France et à l’étranger, et a adressé un questionnaire à l’ensemble des établissements d’enseignement supérieur.
Deux éléments m’incitent à penser que nos travaux ont « touché juste » : d’une part, la mission a adopté à l’unanimité le rapport ; d’autre part, l’intérêt dans la communauté académique, perceptible dès le lancement de la mission, comme la couverture médiatique en France et à l’étranger, ont été très importants. Je dois bien avouer que je suis très surpris par la masse d’articles et les demandes qui me sont adressées depuis la publication du rapport. Ainsi, je l’ai présenté hier devant les corps d’inspection au ministère des finances, demain devant le Sénat italien à Rome et en décembre aux inspecteurs généraux de l’éducation.
J’en viens maintenant à notre sujet.
Nous avons distingué deux grandes familles « d’influence ».
Première famille, les actions qui visent au façonnage de l’image ou de la réputation d’un État, le « narratif d’une nation» pourrait-on dire, à travers le dévoiement des sciences humaines et sociales, notamment de l’histoire. On peut alors parler d’influence. Elle peut parfois dériver sur ce que les Anglo-Saxons appellent le « sharp power ».
Seconde famille, les influences qui visent à l’accès par un État tiers à des données scientifiques protégées pour obtenir un avantage stratégique économique, éventuellement militaire. On parle alors plutôt de captation.
Au passage, le ministre des affaires étrangères le rappelle souvent, il n’y a plus d’influence, il n’y a que la puissance, y compris maintenant dans le domaine de la recherche et de l’enseignement supérieur.
Souvent cependant, les deux notions d’influence et de captation sont mélangées, alors qu’elles appellent des réponses bien spécifiques.
Le rapport reprend la gradation en quatre points proposée devant la mission par l’ancien ambassadeur et président de l’Institut français, Pierre Buhler, depuis la classique diplomatie culturelle, également pratiquée par notre pays, jusqu’à des méthodes beaucoup plus coercitives.
Nous avons ensuite cherché à identifier les États les plus menaçants ainsi que leurs méthodes. Nous nous sommes penchés sur l’expérience de pays plus précocement concernés que nous.
Nous avons notamment entendu James Paterson, président de la commission du Parlement australien sur le renseignement et la sécurité, Garnett Genuis, député canadien, ainsi que des chercheurs étrangers comme Martin Hala, de l’université de Prague.
À ce stade, je tiens à lever toute ambiguïté relative à la République populaire de Chine. Nous n’avons rien contre ce grand pays qui constitue un partenaire indispensable pour affronter les grands défis du XXIème siècle. Cependant, force est de constater que, de par sa puissance, sa cohérence stratégique et ses moyens financiers, ce pays développe actuellement des modalités d’influence radicalement nouvelles, très protéiformes, qui pourraient demain inspirer d’autres États de la planète. Il dispose d’ores et déjà d’un réseau assez visible en France, avec les 17 instituts Confucius, que la mission a tenté d’analyser en détail.
Nous nous sommes également intéressés au cas de plusieurs autres pays, comme la Russie, la Turquie, certains États du Golfe Persique, surtout pour constater qu’aucun n’utilisait à ce jour « l’ensemble de la gamme » des influences très systémiques aujourd’hui employées par la Chine.
Face à ce constat, très largement partagé au niveau mondial, comment se situe notre pays ? Il est apparu que nous sommes d’ores et déjà une cible de choix, mais une cible qui trop souvent l’ignore.
En dehors des cas les plus médiatiques, comme celui assez récent du chercheur Antoine Bondaz ou des pressions exercées à l’occasion de la visite du Dalaï Lama en 2016, nous avons eu connaissance de plusieurs autres situations assez préoccupantes d’ingérences extérieures.
Leur volumétrie est encore à ce jour réduite, avec une dizaine de cas « sérieux » recensés en une année, mais qui pourrait s’avérer plus significative que ne le laissent apparaître les recensions encore assez éparses qui en sont faites actuellement, et j’en suis de plus en plus convaincu suite aux témoignages que j’ai pu recueillir après la publication du rapport
En effet, l’identification des tentatives d’influence est problématique, peu organisée, et ne fait pas l’objet d’une recension exhaustive.
Par ailleurs, elle ne dit rien d’un phénomène tout aussi inquiétant, celui de l’autocensure croissante des chercheurs dans certains de leurs travaux.
Ainsi, plusieurs personnes ayant accepté de témoigner nous ont informés de l’inquiétude de leurs collègues, qui craignaient des mesures de représailles des gouvernements étrangers mentionnés, je pense notamment au chantage au visa ou à l’accès aux sources. Cela constitue une très grave menace sur nos libertés académiques, au moins autant que la réalité des agressions.
Pourquoi sommes-nous désormais attaqués ? La mission y voit deux raisons principales : nos faiblesses structurelles et aussi notre attractivité.
Premier point, nos faiblesses structurelles : elles sont bien connues et rappelées dans le rapport. Je me suis basé sur le constat établi par la rapporteure de la commission Laure Darcos lors de la LPR : la recherche française souffre d’un sous-investissement chronique depuis des années, que la loi de programmation n’a pas encore permis de combler. Dès lors, il est beaucoup plus aisé pour des pays étrangers de trouver un écho favorable à ses positions auprès des chercheurs et des enseignants, que ce soit par des financements de projets, des bourses de recherche, des déplacements ou des valorisations plus symboliques.
Second point, notre attractivité, avec une recherche scientifique qui est de haut niveau. Je rappelle que notre pays figure au 3ème rang du classement de Shanghai, que nous sommes un pays traditionnellement très ouvert sur le reste du monde et que nous constituons aussi un point d’entrée pour influer sur l’ensemble de la francophonie et une bonne partie de l’Afrique.
Il n’y a donc aucune raison, bien au contraire, pour que, dans la plupart des disciplines, la France soit épargnée.
Un des rares éléments qui nous offre une protection relative est paradoxalement le très faible niveau des droits d’inscription appliqué aux étudiants étrangers, là où certains pays anglo-saxons ont les plus grandes difficultés à se libérer de cette manne financière. Le refus, il y a quelques années, de nos universitaires d’appliquer des frais différenciés nous évite aujourd’hui la situation d’établissements au Royaume–Uni ou aux États-Unis où les droits d’inscription des étrangers représentent plus de la moitié des revenus.
Comment notre pays est-il organisé pour lutter ?
Contrairement à ce que nous pouvions penser de prime abord, il existe bel et bien un ensemble de mécanismes administratifs destinés à protéger notre recherche. La description du dispositif serait fastidieuse. Elle est largement développée dans notre rapport. Je veux simplement faire passer ici quatre messages.
Premier message, les différents échelons de ce dispositif, au niveau central et des établissements, sont mal coordonnés entre eux, et peu identifiés par les principaux intéressés, à savoir les chercheurs, souvent pris par d’autres tâches. Cela traduit, de notre point de vue, une insuffisance de cadrage politique, loin des enjeux du moment.
Deuxième message, les sciences humaines et sociales ne bénéficient que d’une attention très limitée. C’est une « zone grise » du dispositif. Or plusieurs pays ont récemment réorienté leurs stratégies en ce sens. Cette nouvelle direction s’explique par la volonté d’influer sur le « narratif », et, à terme, d’imposer leur vision du monde dans les instances dirigeantes. Je veux dénoncer une nouvelle fois le comportement de certains États qui ont fait directement pression sur nos intervenants, je pense notamment à la chercheuse Claire Mouradian, attaquée par la Turquie, qui cherche par ce biais à « contrôler » le récit et à adresser un message de fermeté à sa diaspora, sans se gêner d’ailleurs pour tenir des propos publics infiniment plus durs sur la France.
Troisième message, certains secteurs de la recherche relevant du domaine civil peuvent faire l’objet d’applications duales, c’est-à-dire civiles et militaires. Le numérique et l’intelligence artificielle (IA), les sciences de l’ingénieur, la santé, une partie de la recherche fondamentale comme les mathématiques, la physique, etc., font partie des domaines protégés au titre du patrimoine scientifique et technique de la Nation, mais un renforcement de la couverture des zones à régime restrictif (ZRR) d’accès et un effort de sensibilisation des chercheurs et des universités mériteraient d’être engagés ;
Quatrième message, à l’heure actuelle, les établissements d’enseignement supérieur sont pris entre deux injonctions contradictoires : d’une part, répondre à l’objectif politique clairement affiché d’ouverture à l’international ; d’autre part, un nouvel impératif de contrôle plus rigoureux, face aux risques pesant sur les libertés académiques ou la souveraineté économique du pays. Il faut donc accompagner des établissements trop souvent laissés seuls pour résoudre cette contradiction.
La mission souligne que toute action en la matière doit parvenir à un équilibre entre d’une part, un monde académique historiquement fondé sur le partage de connaissances et la circulation des idées ; et d’autre part, de nouvelles stratégies planifiées, pensées sur le long terme et exécutées avec des moyens considérables par des États qu’on peut qualifier d’hostiles.
La vigilance qu’il faut mettre en place renvoie finalement à deux niveaux étroitement liés. Premier niveau, celui de l’établissement. Il appartient aux structures d’encadrement de créer les conditions favorables à une prise de conscience des personnels de la recherche. Quelques établissements ont fait montre d’une réelle compréhension des enjeux, ainsi que la Conférence des Présidents d’université. Tous s’accordent cependant pour dire que cette mission passe par des moyens supplémentaires. Pour autant, cette prise de conscience ne semble pas toujours partagée, je pense notamment aux écoles de commerce qui ont très peu joué le jeu de la mission.
Second niveau, celui de l’individu : une large partie des activités des chercheurs et enseignants-chercheurs s’exerce dans une indépendance qui exclut a fortiori, et de manière très légitime, un contrôle renforcé sur leurs activités. Or la plupart des enseignants et des chercheurs ne voient dans une invitation, une proposition de colloque ou de publication ou encore dans une opportunité de financement, que la reconnaissance logique de la qualité de leurs travaux, dans des domaines souvent très spécialisés. Les États-Unis ont réagi très vigoureusement à cette menace, et des condamnations ont frappé des chercheurs qui avaient diffusé à l’étranger des résultats de recherche. Dès lors, il peut leur être difficile d’adopter une attitude appropriée.
J’en viens maintenant à nos recommandations. Elles sont au nombre de 26 et nous les avons regroupées en cinq objectifs. Je vous rassure, je ne vais pas toutes vous les décrire car elles sont parfois assez précises et techniques, mais je suis bien entendu à votre disposition si vous souhaitez des précisions.
Objectif 1 : élever la question des interférences étrangères au rang de priorité politique pour dresser un état des lieux et co-construire avec le monde universitaire des réponses adaptées.
Nous avons en effet constaté, côté politique publique, un manque de hiérarchisation, et côté monde de la recherche, des lacunes dans la prise de conscience. Nous proposons donc de dresser en urgence un état des lieux des alertes.
Il est essentiel que les réponses qui seront trouvées et les procédures à mettre en oeuvre soient largement acceptées par le monde universitaire, aussi, nous préconisons la constitution d’un comité scientifique, prenant la forme d’un « observatoire des influences étrangères et de leurs incidences sur l’enseignement supérieur et la recherche ». Il associerait universitaires et spécialistes des ministères. Il serait chargé d’élaborer une étude scientifique de référence sur l’état des menaces constatées en France. Ce document ferait l’objet d’un suivi actualisé et serait transmis au Parlement.
Notre souhait avec le Président est bien entendu qu’un débat public puisse intervenir et que les commissions compétentes se saisissent régulièrement de cette question.
Objectif 2 : aider les universités à protéger leurs valeurs de libertés académiques et d’intégrité scientifique dans le respect de leur autonomie.
Nous proposons de renforcer considérablement l’architecture administrative. Cela passe par : une meilleure coordination des acteurs, des moyens dédiés, et la diffusion de bonnes pratiques auprès de la communauté. La Grande-Bretagne et l’Australie ont de ce point de vue montré la voie, avec des guides coproduits par la communauté académique, et de ce fait bien acceptés par les universitaires. Il convient également de prendre enfin en compte les sciences humaines et sociales, qui sont actuellement largement passées sous silence.
Objectif 3 : ériger au niveau national la transparence et la réciprocité en principes cardinaux de toute coopération universitaire internationale.
Il nous parait opportun de profiter du retard accumulé par le ministère dans la parution des décrets de la LPR pour prévoir l’obligation pour les chercheurs de signaler dans leurs thèses, travaux post-doctoraux et publications scientifiques, les éventuelles aides directes et indirectes dont ils ont pu bénéficier de la part d’États extra-européens. Cela existe déjà aux États-Unis et constitue une règle déontologique efficace.
Tout doit en effet aller dans le sens d’une meilleure transparence et réciprocité, de l’origine des financements des projets au respect des libertés académiques dans les conventions passées avec des organismes liés à des États étrangers.
Objectif 4 : renforcer les procédures administratives destinées à contrôler les partenariats passés par les établissements d’enseignement supérieur et de recherche.
Nous avons été frappés par le flou qui entoure le régime d’autorisation des partenariats entre les établissements d’enseignement et les organismes ou entreprises étrangères. Il est donc proposé de systématiser un contrôle exercé au meilleur niveau sur l’ensemble de ces partenariats, y compris les filiales françaises d’entreprises étrangères. Il faut relever que l’administration ne dispose que d’un délai d’un mois pour se prononcer sur les partenariats, ce qui est beaucoup trop court pour un examen sérieux. Nous proposons de le porter à trois mois et d’y associer les ministères des finances et des Armées.
Objectif 5 : promouvoir au niveau national, européen et international l’adoption d’un référentiel de normes et de lignes directrices. Notre corpus juridique doit être complété en intégrant un régime adapté et évolutif de responsabilité.
Au vu de la compétition toujours plus forte et parfois même brutale qui s’établit à présent à l’échelle internationale dans le domaine de la recherche et de la propriété intellectuelle avec ses conséquences inéluctables sur les libertés académiques et sur l’intégrité scientifique, la question des ingérences étrangères doit être portée au plus haut niveau européen, y compris par la mise en place d’un classement des établissements fondé sur les libertés afin de ne pas laisser le champ libre au seul classement de Shanghai.
Un dernier mot pour conclure : le rapport sur lequel nous avons travaillé dans des délais très brefs se veut avant tout un « rapport vigie » pour mettre fin à une cécité longtemps entretenue et qui pourrait rapidement devenir grave de conséquences.
Monsieur le Président, mes chers collègues, je vous remercie de votre attention et suis prêt à répondre à vos questions.