Lorsque je regarde les points affichés à l’ordre du jour du prochain conseil, (guerre en Ukraine, stratégie énergétique, relations avec la Chine…), je ne peux m’empêcher de penser que l’Europe est peut-être en train de changer de paradigme. Jusqu’à peu en effet, les thèmes abordés lors de ces conseils renvoyaient de manière quasi-obsessionnelle à la construction du marché unique et ses politiques sectorielles dérivées. Les questions de nature géopolitique, quand elles étaient à l’ordre du jour, apparaissaient en fin de menu et ne faisait souvent l’objet que d’un rapide tour de table pour constater nos divergences. En parler, c’était comme acter que notre continent n’était plus, depuis des décennies, l’épicentre du monde.
Alors oui, la guerre en Ukraine rebat aujourd’hui les cartes d’une Europe presque entièrement dédiée à la production de normes, de standards, de directives et règlements très techniques visant à mettre en œuvre les fameuses 4 libertés, supposées par ruissellement accoucher d’une Union toujours plus étroite.
Dans un discours prémonitoire en janvier 1989, Jacques Delors prévenait : « On ne tombe pas amoureux d’un grand marché » ! Mais durant les années qui suivirent la fin de la Guerre froide, nous avons naïvement voulu croire à la « fin de l’Histoire », à l’émergence d’« un monde sans ennemis », à la transition démocratique universelle grâce à l’ouverture des marchés et au développement des échanges commerciaux. L’effondrement de l’URSS a certes ouvert la voie à deux grandes vagues d’élargissement : celle de 1995 avec l’entrée de 3 pays (Finlande, Suède et Autriche) jusqu’à l’heure « contraints » à la neutralité ; puis celle de 2004-2007 qui a ouvert la porte aux pays libérés du joug soviétique. Mais dans notre euphorie naïve de l’époque, nous avons omis les attendus géopolitiques qui les animaient.
Nous avons failli.
Nous n’avons pas proposé de pacte commun de défense européenne. Pire, nous avons massivement désarmé, comme en témoigne le long déclin de nos investissements militaires. Résultat : les ex-pays de l’Est se sont empressés d’adhérer à l’OTAN avant de rejoindre l’Union, ne voyant en cette dernière qu’un instrument de libéralisation et de rattrapage de leurs économies. Nous avons persisté dans notre fascination enamourée pour le « consensus de Washington » selon lequel le marché accoucherait mécaniquement de la démocratie et de la paix mondiale ! Et cela, bien après que les États-Unis eurent cessé d’y croire… Ces 10 dernières années, nous avons refusé de voir les signes avant-coureurs de la dérive autoritaire et belliqueuse du pouvoir russe. Nous avons ignoré les alertes venues de nos alliés, voyant en leurs craintes une névrose obsessionnelle et passéiste.
Nous devons, aujourd’hui à l’Ouest de l’Europe, admettre la terrible cécité dont nous avons été à la fois les victimes et les responsables. Dans les faits, nous avons privilégié l’impératif économique à l’impératif de sécurité. L’Allemagne, forte de sa puissance économique et commerciale, a été le moteur européen de notre aveuglement collectif. Elle a, notamment, été au cœur de choix énergétiques qui nous ont rendu dépendants du gaz russe, avec la construction de Nord-Stream 1 et 2, contre l’avis et les intérêts des pays de l’Est et du Nord-Est de l’Europe. Un an après la fin du long règne d’Angela Merkel, son bilan apparait aujourd’hui bien moins resplendissant qu’à l’époque. Il serait toutefois injuste d’oublier la lourde responsabilité de son prédécesseur, M. Gerhard Schröder.
N’oublions pas non plus le fait que nous avons, nous aussi, parfois accepté des compromis qui apparaissent aujourd’hui des plus discutables. En mars 2016, nous nous sommes, ici au Sénat, fermement opposés à la proposition de décision du Parlement européen et du Conseil, au nom de la sécurité d’approvisionnement de l’UE en gaz naturel, qui voulait obliger les États membres à soumettre ex ante à la Commission pour évaluation et suivi tous leurs projets d’accords intergouvernementaux ou modification d’accords existants avec des États non-membres de l’Union. La liste de nos erreurs et errements stratégiques, au nom d’une sacro-sainte souveraineté nationale masquant souvent une internationalisation non contrôlée des échanges, serait ici fastidieuse à énumérer au regard des défis infinis que nous devons désormais affronter.
Alors oui, il faut saluer ici le réveil géopolitique, même si tardif et encore embryonnaire, de l’Union. Il faut saluer aussi le changement de cap récent de l’Allemagne. Il faut saluer aussi le fait qu’en dépit des railleries proférées à l’époque, c’est notre pays qui, dès 2017, a osé porter publiquement la question de la souveraineté européenne. Il y a deux ans, nous saluions l’adoption rapide d’un plan de relance européen sans précédent. Il y a un an, nous saluions la réaction de l’Union devant la crise sanitaire. Nous devons aujourd’hui saluer ce qui a déjà été entrepris face à l’agression russe contre l’Ukraine et ses conséquences.
Mais foin d’autocélébrations : nous sommes encore loin du milieu du gué, et le réveil géopolitique de l’Europe reste entouré de nombreuses incertitudes : il appellera encore bien des efforts que nos États et nos concitoyens accepteront seulement s’ils ont conscience que sauver et reconstruire l’Ukraine, c’est d’abord sauver notre futur : le futur de l’Europe.
André Gattolin
Vice-président de la Commission des Affaires européennes
Vice-président de la Commission des Affaires étrangères, de La Défense et Forces armées