La lecture du document a laissé Alexandre Tcherkassov pantois. « Nous sommes les héros du livre absurde de Kafka », constate avec amertume le président de Mémorial, dans ses locaux moscovites. L’ONG russe de défense des droits de l’homme fait face à une redoutable accusation lancée par le ministère de la justice, celle de « porter atteinte aux fondements constitutionnels de la Fédération de Russie en appelant au renversement du gouvernement actuel et à un changement de régime politique de notre pays ». Pour la première fois, une association russe se voit ainsi stigmatisée pour « haute trahison », et son activité, critique envers le pouvoir, est définie par des infractions pénales des plus graves. « Nous sommes Mémorial », ont réagi mardi 10 novembre les signataires d’une lettre de solidarité.
Le document de quinze pages est parvenu à Mémorial la veille, lundi. Rédigé par des représentants de la direction générale du ministère de la justice, il fait suite à « l’inspection annuelle », « de routine », enclenchée depuis que Mémorial a fait son entrée en juillet 2014 dans le registre des « agents de l’étranger », une étiquette infamante apposée sur les ONG qui perçoivent un financement hors des frontières ou qui ont une « activité politique » selon un concept très flou. Une centaine d’associations sont inscrites dans ce registre ouvert dans la foulée d’une loi adoptée en 2012. Mais depuis lundi, une étape supplémentaire a été franchie.
Dans leur rapport sur Mémorial, bien connue pour son travail sur les victimes des répressions staliniennes, les fonctionnaires estiment que « l’organisation est activement engagée dans le domaine politique afin de créer une opinion publique négative du gouvernement et des organes suprêmes du pouvoir », et lui reprochent de se mêler des « grandes affaires pénales » en exprimant ses désaccords avec les jugements rendus.
Deux exemples sont fournis. Le premier concerne une citation de Mémorial relevée en août 2014 sur son site Internet, « les actions de la Russie contre l’Ukraine entrent dans la définition de l’agression ». Le second est un commentaire daté d’avril de la même année, dans lequel l’ONG s’était élevée contre les condamnations du tribunal de Zamoskvorteski, à Moscou, à l’issue de l’un des « procès de Bolotnaïa ». Ce nom désigne le lieu de rassemblement des plus grandes manifestations contre le pouvoir survenues en 2011 et 2012, et lors de ce procès, quatre nouvelles personnes mises en examen avaient écopé de peines de prison comprises entre deux ans et demi et trois ans et demi. « Selon les responsables de Mémorial, les enquêteurs et les juges ont fabriqué l’affaire de toutes pièces », écrivent les inspecteurs du ministère de la justice.
« Dans la situation actuelle, toute accusation, même absurde, prend la forme d’un verdict »
« Nous travaillons, c’est-à-dire nous exerçons la liberté de penser et d’expression ainsi que la liberté d’association qui sont garanties par les articles 28 et 30 de la Constitution russe. Nous ne pensons pas qu’il faille garder le silence quand les autorités du pays, y compris les plus hautes, violent les droits humains et le droit international », a réagi Alexandre Tcherkassov, dans une mise au point écrite. Ce rapport du ministère contre Mémorial, indique-t-il au Monde, « est le reflet de la nouvelle lexicologie du moment et surtout il nous ramène à l’époque de la lutte du régime soviétique contre les dissidents ».
L’ONG, qui publie également une liste « non exhaustive » de prisonniers politiques, une cinquantaine recensés jusqu’ici par ses soins, dispose de quinze jours pour faire appel, sans illusions quant à ses chances de succès. Au siège de Mémorial, on s’interroge désormais sur les conséquences d’une telle attaque. « Ils peuvent saisir le Comité d’enquête [bras judiciaire du pouvoir] pour engager contre nous une affaire criminelle et, si on suit la loi, ils devraient l’exiger. Tout ceci est absurde, évidemment mais dans la situation actuelle, toute accusation, même absurde, prend la forme d’un verdict », estime Oleg Orlov, un dirigeant de l’association.
Isabelle Mandraud (Moscou, correspondante)
Correspondante à Moscou